17-03-2024

31-12-2023

Historique

 Une histoire heurtée, en hachures et déliés
 
 Créer quasiment ex nihilo en 1875 une société savante sur l’arrondissement de Saint-Dié, devenu frontalier avec le Reich et largement amputé de son versant alsacien, en dépit des structures associatives préexistantes, apparaît comme un défi. Mais l’obstacle est franchi, sous l’égide de la sous-préfecture de Saint-Dié, avec respect et dignité, grâce à une mobilisation locale ouverte à des correspondances savantes dépassant l’espace géographique initial. Le moteur provient de l’effacement accepté de fortes individualités bourgeoises, républicaines, au profit d’une équipe structurée autour d’un comité chargé de l’exécution, appliquant des décisions au profit d’un esprit collectif de recherche.
 
 Si les spécialités admises sont d’emblée pléthoriques, de l’histoire régionale à l’ethnologie et au folklore, de la géologie de terrain à la minéralogie, des sciences naturelles à l’horticulture, de l’histoire de l’art et de la littérature à la peinture et à la sculpture, des techniques photographiques à l’art du design ou de la gravure, les outils que sont la documentation bibliographique, la mise en collection thématique et la muséographie sont mis en place avec rigueur et méticulosité, et laissent rapidement au cours des premières années de fondation les multiples musées indépendants et thématiques, à vocation de partage publique de l’esprit de recherche.
 
 Alors que les fondations étaient à peine posées, l’association fondée paradoxalement d’après les lois de libéralisation régulée au début des années 1860 sous l’Empire, affrontait résistance et attaques répétées, du fait de la parole sans concession au service de l’équité et la justice de ceux qui étaient autant animateurs de la société qu’instaurateurs d’une presse républicaine, envers les abus capitalistes (corruption des marchands de sommeil, taudis et mauvaises constructions, pollutions industrielles, mépris de lois de l’hygiène public, exclusion du monde du savoir des classes laborieuses). Emerge alors, avec la stigmatisation des membres actifs de la société philomatique vosgienne, la figure sempiternellement moquée ou décriée de l’érudit, être inconsistant, perdu dans ses livres et ses classements d’objets inutiles, désuets, ce colporteur de matière sèche n’est toléré qu’au abord de la bibliothèque du second étage de la mairie, n’est accepté que par son adéquation aux principes de l’éducation républicaines et ses savoirs sont autorisés tant qu’ils répondent à la curiosité des enfants ou des étudiants de passage. Beaucoup de chercheurs de la première heure, prévoyant l’impossibilité logique de l’édition de leurs travaux en ce milieu trop confiné, en proie à l’ hostilité, s’émancipe en trouvant d’autres soutiens en marge de la société, alors que le bulletin promeut une facette ouverte et hétéroclite d’un type d’enquête au style littéraire, le plus souvent historique ou anecdotique. L’évolution en face des contraintes sociales et la vie en cercle restreint entérinent  insensiblement une croissance de l’accueil de l’histoire religieuse, à la fois linéaire et doucement consensuelle, et faut-il le constater, imprévue. Est-ce une volonté d’apaiser les conflits de personnes, les racismes et les violences exacerbées de la société française d’alors, dans une société savante contrariée dont les bases scientifiques et les calmes préoccupations paraissent aux antipodes de cette agitation de fin de siècle. Admettons que la majorité des thèmes étudiés collectivement ou préoccupant des commissions isolées soit n’ait pas été publié soit ait rejoint des études de longue haleine publiées en dehors du contrôle de la société, le plus souvent à compte d’auteur proclamé. Sur ce point crucial de l’édition, nécessitant des investissements coûteux, la société brasseuse d’idées et de projets se comportera longtemps en milieu d’échange poreux, se muant parfois en passoire à son propre détriment.
 
 Perdant ses premiers animateurs devenus vieux et grabataires, à l’aube du vingtième siècle, la société savante est un lieu apaisé favorisant les rencontres de  la bourgeoisie éclairée, quelles que soient les confessions intimes. S’y mêle en tant qu’individualités, quelques bourgeois notables et érudits, des membres du clergé, des adeptes des religions majoritaires ou de confréries diverses prônant un œcuménisme avant l’heure, d’anciens militaires adeptes de retraites pacifiques…et des avocats et publicistes qui pressentent la relégation injuste de ce collectif et s’efforcent de faire reconnaître le labeur de longue haleine d’une assemblée réunie autour d’irréductibles enquêteurs, observateurs, artistes et penseurs locaux.
 Ainsi la dernière municipalité d’avant-guerre, fruit d’une coalition politique semblable, accorde la reconnaissance à la digne société et à ses animateurs assidus. Les contempteurs de la société savante, présentons-les en majorité comme des bourgeois hautains et racistes, méprisant les paysans indigènes ou la vile populace ouvrière, s’efforcent avec virulence de dénoncer le rêve utopique ou moderniste des savants philomates, qui, il est vrai, n’ont réalisé qu’une maigre partie décousue de leurs ambitieux objectifs, tant au niveau éditorial que muséographique.
 
 Le premier conflit mondial frappe par une succession de violences inédites et relègue la société savantes dans les combles et la réserve improvisée d’archives, la mairie organisme gestionnaire ayant besoin de tous ces locaux. La société privée d’institution centrale et coupée de son obligeante tutelle administrative, en sort pulvérisée en petits groupes autonomes, revendiquant arbitrairement des droits privatifs, autrefois combattu par un ferme comité d’administration. Les plus forts  affichent la poursuite indépendante de leurs activités, écrasent les parties faibles en perdition. La commission de peinture menée par un peintre lorrain, bourgeois charismatique, affirme une puissance dissidente, s’arroge ainsi le contrôle des musées, qu’il épure suivant le critère esthétique de beauté en évacuant le bric-à-brac des collections accolées aux méthodes d’inventaires scientifiques. Ainsi voit le jour le premier musée municipal, attendu par les autorités municipales désireuses de trouver un écrin d’accueil à leur ville honorée de la croix de guerre. Faut-il situer dans le cimetière principal de la ville la résurrection de la société. Ce n’est d’abord qu’une interpellation d’un vieux juge, encore secrétaire responsable de la société par une lointaine procuration du bureau, et d’un avocat, lecteur du comité de lecture, par ailleurs ancien responsable de la politique sociale de la Ville, écarté sans ménagement du pouvoir après le conflit. Si le premier sauveteur passe un relais au second surpris, la renaissance de la société, officiellement accueillie par la bibliothèque installée provisoirement en temps de guerre dans les locaux d’archives du quartier d’Hellieule, est d’abord éditoriale, avec le bulletin qui compte les enfants de la Ville morts pour la France et publie une thèse d’un chartiste blessé de guerre sur le chapitre de Saint-Dié, achetée à prix d’or à un bibliothécaire spinalien. Après la disparition de ces sauveteurs aujourd’hui méconnus, la société profite d’un succès éditorial modeste, mais indéniable. Si elle bénéficie d’une popularité inattendue, elle tombe progressivement dans le giron des animateurs bénévoles de la bibliothèque, avant d’être dirigée par le bibliothécaire officiel. S’il est évident que quelques manœuvres mesquines ont été orchestrées pour arriver à cet état de fait, éliminant toute gestion indépendante et autonome par une structure collective, au seul profit du  pouvoir municipal avide, et omnipuissant en temps de crise économique, la société savante sous tutelle reste plutôt un lieu modeste de rencontre amical, de dialogue et d’échanges entre historiens et amateurs de savoirs et de sciences, qu’une coquille vide au résonnance petite-bourgeoise. Il s’y noue comme autrefois de profondes amitiés, comme d’hypocrites jalousies ou autres inimitiés larvées qui ne se dévoilent qu’en temps de crise. Le maire de Saint-Dié reprend ainsi dès 1934 ses prérogatives de contrôle culturel absolues, n’ayant accepté de laisser une société moribonde en lot de consolation qu’au seul premier sauveteur. Avec quelques soutiens familiers, tout en laissant à l’initiative privée généreuse quelques anciennes commissions muséographiques désargentées, le bibliothécaire promu président à vie de la société l’insère tacitement à son service municipal, il devient aussi le principal rédacteur d’un bulletin le plus souvent étique ou limité à ses vues.
 
 Pendant l’erratique et désastreuse période de la Seconde Guerre Mondiale, la société sans ressources et craignant renouveau et élections, reste confiée à la bonne garde du bibliothécaire-président, honorable vieillard gardant une sympathique bonhomie démagogique acquise à la fin de l’entre-deux-guerres. Si sa présidence peut se vanter grâce, à sa présence constante, d’épargner le pillage nazi de sa petite institution culturelle, la société ne peut publier faute de droit à papier. L’institution veille sur les livres, sans se soucier des injustices et persécutions que le simple passant s’efforce aussi de ne pas voir.
 
 Le musée de la Ville s’effondre après flambage et explosion, avec la mairie et le théâtre municipale adjacent. La seconde renaissance de la société, préservée dans la bibliothèque d’Hellieule, provient d’une obscure commission archéologie, lointaines alliées des commissions muséographiques oubliées, qui s’investit, non sans violents conflits de personnes, dans la sauvegarde urgente du patrimoine d’une ville et d’un arrondissement en partie détruits. La société animée par ce qui reste d’une génération bourgeoise, souvent marquée lors de la prime enfance par la vitalité de la société à la Belle Epoque, s’efforce de publier et de relancer la création des différents musées, dans l’intérêt de  la collectivité et à longue échéance de la Ville et de son arrondissement. La société passe dans les années de la Reconstruction sous le contrôle de groupes de collectionneurs privés, par ailleurs animateurs des musées en formation, ce sont des personnalités plus ou moins intéressés, prétentieuses ou généreuses, parfois mues par des rivalités de statut et de prestige, parfois simplement éprises d’histoire de l’art. Lorsque la préoccupation patrimoniale est plus vive que les injonctions immatérielles, les conflits avec le pouvoir politique qui contrôle l’immobilier reprennent. La première dame présidente de la société en fait les frais, elle subit quolibets et violences verbales, à la suite d’une  dispute, transformée en bataille, pour imposer la préservation des escaliers sur le parvis de la cathédrale, en rapport avec la façade, l’ensemble cohérent étant conçu selon les plans d’architecte Giovanni Betto. Lassée des bassesses de ce conflit, elle passe le flambeau à son directeur d’usine, ingénieur textile de métier. La société aux rituels formalistes s’adapte lentement aux préoccupations des années soixante, mais elle agrège, accueille de nombreuses recrues d’origines sociales éparses et devient de plus en plus active à l’extérieur, tout en conservant des fronts muséographiques et archéologiques au cours des années 1970.
 
 Comment la société savante a-t-elle pu perdre son identité collective après cette période d’intense vitalité, et se morfondre dès les années quatre-vingt dans un pôle culturel de plus en plus vidé de sa créativité au cours de la décennie suivante, au point de s’identifier à la personnalité et au cercle exclusif de relations d’un fonctionnaire au ton directorial au terme de cette infernale descente collective. Il faut entrer dans les arcanes de la politique culturelle pour le comprendre. Parmi les recrues des années 1960, accède à son secrétariat un jeune bibliothécaire, fervent bibliophile, fonctionnaire de bibliothèque, recruté à Nancy par le maire de la Ville pour instaurer une politique culturelle qui a fait défaut depuis la reconstruction matérielle prioritaire. Au cours de son initiation à la vie associative, où il noue quelques solides amitiés, le novice fait inscrire la société, qu’il croit dépourvue de statut légal autre que traditionnel, au registre des associations dépendantes de la loi 1901. Après deux ans de secrétariat bénévole, tâche jugée à juste titre chronophage et fatigante, le bibliothécaire ambitieux préfère prendre la charge plus commode des musées philomatiques, constituées dans les locaux d’Hellieule, à proximité immédiate de la bibliothèque. Il œuvre inlassablement pour redorer le blason culturel de la Ville, publiant à la demande par recollage surréaliste de notes compilées, un guide truffé d’erreurs et d’incohérence, devenu paradoxalement une référence et comprend en rencontrant l’ancien peintre lorrain, premier conservateur du musée municipal que l’institution officielle d’un pôle culture est possible avec les legs prévus de la société. La société déjà hébergée par la Ville, assurera sa pérennité: une équipe de fonctionnaires assure la « municipalisation » de la gestion des collections, initialement assurées par les membres amateurs. L’argent public investi fait la différence. Des locaux importants pour une nouvelle bibliothèque, puis le nouveau musée municipal sont construits dans l’ancien palais épiscopal abandonné au méridien de la cathédrale, au milieu des années 1970.
 
 La société philomatique en pleine vitalité s’insère sans méfiance dans ce dispositif culturel étagé en partenariat tacite, croyant s’y affirmer en pièce maîtresse. Elle ne tombe définitivement sous l’autorité des fonctionnaires qu’à l’occasion de la mort subite du président. En effet, les conséquences économiques de la crise fatale à maintes industries locales ont ralenti l’investissement culturel colossal pour une ville aux ressources amputées, elles perturbent la prise de relais prévues après le milieu des années 1970, ce qui était la partie cachée du plan qui prévoyait évidemment un démantèlement associatif maîtrisé et progressif. Aussi le patron du pôle culturel, vice-président actif parvenu à la présidence de la société savante, utilise les ressources associatives qu’il multiplie sur des thèmes limités, faute de mieux, pour en rester maître, il rigidifie les fonctions managériales pour assurer l’autonomie du pôle, car seul un pouvoir sans partage lui permet de résister efficacement à des pressions croissantes, nées d’un changement de politique municipale, qui colporte une haine cachée, féroce et viscérale de toute organisation culturelle à finalité collective.
 
 Les archives, les œuvres et les ouvrages de l’association savante sont désormais éparpillées au sein de ce pôle fédérateur et absorbant, d’abord relativement bien équipé grâce aux subventions étatiques, et qui compte de plus en plus d’associations sous tutelle ou accueillies. Le fonctionnaire bibliothécaire et conservateur du musée, se prévoyant affectueusement président longue durée de la société savante, qui n’est pas encore un département de recherche, déplore souvent la faible activité des derniers fidèles animateurs bénévoles, qui, sous son digne protectorat, répondent encore aux ordres et injonctions. Aussi il essaie d’attirer des chercheurs esseulés en leur procurant parfois locaux et  avantages, tout en ouvrant les colonnes des bulletins à des contributeurs extérieurs pour affirmer son prestige et sa politique élitiste de recherche. Lorsque le grand clerc fonctionnaire part en retraite, il affiche en riant une confiance démesurée car il a été un artisan de l’élection du nouveau maire, nullement agressif à son égard, lui garantissant aimablement résidence et fonction de contrôle à son conseil. Mais se doute-il que le pôle culturel pleinement opérationnel, perçu comme trop puissant, détourne les subventions pour la municipalité, qui cherche à l’abandonner discrètement et à rapidement en créer d’autres pôles, sur les rives de la Meurthe. Est-il contraint d’accepter la séparation bibliothèque-musée ou l’accepte-t-il pour que les successeurs formés par ses soins n’aient qu’un pouvoir restreint par rapport au sien ?  Il ne peut que constater, sans le dire ouvertement, quelques années plus tard, l’abandon progressif de son œuvre municipale désormais dépourvue de moyens véritables comme de l’ensemble de ces organes de communication et d’échanges culturels. Mais, après quelques désengagements et désaveux publics ou mieux appels à mobilisation pour des luttes ponctuelles, souvent victorieuses, contre des décisions arbitraires, il rentre dans le rang et accepte l’autoritarisme en redevenant, à titre personnel, conseiller culturel d’un pouvoir politique, qui perpétue la destruction et le saccage, sans coup férir, de l’essentiel de son apport culturel. Il délaisse la société savante qui, jugée moribonde et sans avenir par l’élite politique, doit disparaître après l’auguste retrait.
 
 Une jeune génération de dirigeants philomates comprend la nécessité de rompre avec toutes formes d’allégeance, conduisant à des asservissements kafkaïens dans un malheureux pôle culturel en perdition, afin de redonner liberté et convivialité à la recherche. Le changement de cap est long et difficile, et passe par des économies multiples, notamment relationnelles et éditoriales, ainsi le format de Mémoire des Vosges H.S.C. voit le jour en 2000, en remplacement du bulletin annuel.
 
 Il est possible au fil des pages des bulletins de deviner la société dans ses périodes de fondation, de refondation ou sauvetage, d’essor, de deuil ou encore de béatitude sous les remerciements décalés et les honneurs officiels. Il est plus délicat de percevoir les périodes de longue contrariété et de vive résistance, d’investissement parfois vain, de soumission, de vassalité, de perte, de combats, d’incohérences ou d’auto-destruction, d’errements, de rivalités ou détestations internes.