Cultures et techniques

La civilisation de l’attelage

La civilisation de l’attelage répandue depuis des millénaires sur toute la planète, disparaît au cours du XXe siècle dans la montagne vosgienne. Encore très présente au début du XXe siècle, elle se réduit considérablement après la seconde guerre mondiale et s’éteint avant la fin du siècle. Un peu plus rapidement dans la plaine, un peu plus tardivement dans la montagne, la modernisation, la mécanisation sonnent le glas de la civilisation de l’attelage. Tracteurs forestiers et agricoles, voitures et camions remplacent bœufs et chevaux. À Robache village proche de Saint-Dié, on pouvait compter 70 bœufs en 1939, il n’en reste plus que deux, soit un seul attelage, en 1973.

Henri Diem, Robache 1973.

René Diem, Robache 1938.

Auguste Antoine, Robache 1927.

 

Les attelages étaient constitués soit par des bœufs soit par des chevaux, souvent le bœuf était préféré au cheval en raison d’une économie en nourriture et de sa force. Là où un attelage de chevaux restait bloqué, un attelage de bœufs réussissait à passer. La nourriture de l’attelage était un problème important. Dans le sud de la France on abattait les bœufs à la fin de l’automne pour ne pas avoir à les nourrir l’hiver. Au Moyen Âge, dans les communautés villageoises, celui qui possédait un attelage était un personnage important de la communauté. Le laboureur était un paysan riche et puissant qui avait la capacité financière d'acheter et d’entretenir un attelage. Une affaire de vol de poule dans le village de Robache au XVIIe siècle montre que le laboureur, de par son statut, n’était pas tout à fait un justiciable comme les autres[1].

L’attelage ne servait pas seulement aux travaux agricoles, il était utilisé pour les travaux forestiers et principalement le débardage des « tronces[2] », on parlait alors de « voiturier » et aux transports de toutes sortes « les charroyeurs ». La plupart du temps l’attelage était utilisé pour les travaux agricoles à la belle saison et en forêt dès qu’ils étaient terminés.  

Carte postale ancienne, Vosges, voiture de tronces en forêt, ca 1900. 

    

Les différents types d’attelage de la montagne vosgienne, les différents jougs ou colliers de cheval ou de bœuf, la conduite de l'attelage, le soin porté aux animaux et même les différents types de fers sont bien détaillés dans le document suivant : « Le bœuf d’attelage dans les Vosges ». Sur 20 pages ce document est une mémoire indispensable sur l’attelage vosgien, clé de voûte de la société paysanne de la montagne vosgienne[3]. L’attelage était un élément vital, fondamental et millénaire des communautés villageoises, il disparait en moins d’une vie d’homme.

Le bœuf d’attelage dans les Vosges.

 

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[1] Règlement de compte à Robache, débauche, tapage nocturne, violences, injures et vol d'une poule, en 1694, Mémoire des Vosges n°3, 2001.

[2] Grumes.

[3] Scènes de la vie quotidienne dans la région de Saint-Dié, il y a cinquante ans et plus, Mémoire des Vosges n°22, 2011.

 

Savoirs et techniques au début du siècle, aspects d'ethnoscience :

à partir des clichés photographiques du fonds Blaire, 1910-1930.

Hervé ANTOINE, CET / SPV

L'Homme à la faux

Souriant, l'homme à la faux pose devant l’objectif du photographe. Assis sur le barreau d'une échelle, il ne peut facilement, comme cela, "retaper" ou entretenir la lame métallique. Cet outil en bois et en fer avec sa « pierre à faux » gardée humide pour affiner le tranchant de la lame est fondamental pour le cultivateur et l’éleveur montagnard. Sinon, comment assurer la coupe quotidienne d'herbe verte à la bonne saison ou réaliser la première étape de la fenaison qui permet de remplir le gigantesque espace du fenil, entre étable, grange, logement et toit ? Avec son petit marteau, l’opérateur tapote sur le plat incurvé de la lame avec précision, de plus en plus près du tranchant : par ce martelage minutieux, en prenant grand soin de ne pas altérer la lame fine et coupante, chaque petite partie élémentaire est durcie. Pour rebattre sa faux, il faut regarder attentivement sa lame et suivre la courbure. Pour ce travail géométrique, il faut s'asseoir sur un plan de sol ou mieux, sur un vieux cendrier ou toile de transport du fourrage. L’explication la plus probable de la posture insolite est que l’homme avec son couvre-chef et sa blouse de travail s’est placé sur le barreau d’échelle à la bonne lumière de photographie. Près des échelles et des appentis qu’il a construits en bois, ne paraît-il pas en paisible et humble cultivateur qui sait accomplir cette patiente tâche de maintenance du métal ? (Fonds Blaire, 1930)

Economie de l'Homme des bois

Les hommes se hâtent, ils roulent les billes ou grumes sur un lançoir aménagé pour les placer sur le petit chariot à quatre roues et les fixer ensuite avec les chaînes ; pour tirer les tronces, on se sert aussi d’un cheval qui va deux fois plus vite que la paire de bœufs. Les bovins présentent deux échines et deux lignes de dos assez irrégulières. Anomalie singulière, ils sont pourtant d'une hauteur au garrot bien supérieure à ceux de la race vosgienne. Les marchands de bœufs, hommes pressés, profitent du trafic d'animaux de trait en provenance de tout l'Est de la France, activé par le réseau ferroviaire

Les bœufs déjà dressés sont débarqués de wagons à bestiaux à la gare de La Neuveville (actuellement Raon l’Etape) et poursuivent au pas vers Celles-sur-Plaine, ou ailleurs. Les marchands revendent à des prix attractifs ces nouveaux-venus aux rudes voituriers des vallées forestières. Lesquels voituriers leur imposent de lourds travaux tôt le matin et ne sont pas très attentifs à leur nourriture. Si les bêtes ne meurent pas à la tâche, on les revend, elles finissent tout de même à l'abattoir. Faut savoir faire de l'argent ! Pour les authentiques montagnards qui observent cette exploitation profitable, la paire de bœufs ressemble à un couple d'âmes : l'élève droitier qui apprend à tirer avec générosité et le vieux gaucher peinard sont comme ses enfants. Leurs bœufs portent un nom, obéissent à la voix, reçoivent du fourrage à satiété. De même le cheval a sa juste ration d'avoine pourtant plus coûteuse ! Mais les montagnards paysans appartiennent déjà à une autre époque, à une autre économie où les travaux des bois font partie d'un renouveau du temps symbolique qui commence après la fête des Morts et finit avant la montée rapide de la sève. (Fonds Blaire, 1930)

Femme qui file

Voilà le personnage central des grandes veillées, encore appelées loures. Ces rencontres sont ainsi dénommées, car elles étaient organisées à la lueur des lampes à huiles ! L’éclairage antique d’une maison rassemble des groupes familiaux épars, parfois simplement de simples voisins du hameau. Ces soirées appartiennent au vieux temps ritualisé qui débutaient début novembre. Eclairées par une lumière fluette et purificatrice, les femmes filent la laine ou le lin avec leur rouet, enroulent, cousent ou coupent le fil avec les gestes des Parques ou des fées nordiques. Les hommes présents à leurs côtés... après avoir travaillé en granges ou affronté les bourrasques dans les hauts bois, se réservent des activités agréables, parexemple les jeux de cartes, l'écoute attentive d’une histoire, d'un conte ou fiaumes, le droit de faire des taquineries.... Conviviale ou laborieuse, provocatrice ou sainte Nitouche, la gente féminine écoute, murmure, s’indigne ou commente. Tout un cortège de rituels inscrits dans ce calendrier d'hiver amorce l'inclusion des jeunes filles dans le monde des femmes pures, symbolisées par sainte Catherine et sa roue. Facette ouvertement dévoilée d’une quête plus mystérieuse, d’essence divinatoire ou séductrice, l'accomplissement des rites de purification religieux de l’Avent, c’est-à-direavant Noël, fête populaire par excellence... se clôt avec les Bures et les cérémonies du dônage, annonciatrices de mariages, de liaisons affectives ou de mise en ménages fictives ou réelles. La roue a tourné et tourne encore près des sabots immobiles ...

La vieille femme ressemble à un mannequindécati à demi-aveugle qui cherche la lumière du jour près d'un vieux tonneau sous l'entrée d'un misérable hangar. La plaque photographique ne peut que proposer l’antithèse du loure, faible illumination nocturne d’une petite collectivité humaine ! L’image - maladroitement mise en scène ? - illustre bien mieux la précaritédes vieilles personnes, renforcée à l'époque par le déclassement socialparfois catastrophique à partir de 1878 des petits cultivateurs de la montagne. L'ouvrier est l'homme nouveau, obéissant au fiercontremaître qui parle français dans les fabriques. Les filles de la montagne ont une nette attirance pour l’ouvrier au revenu fixe, qui garde un bien terrien de surcroît. Le modeste cultivateur avec sa faux, sa charrue et son lopin de terre devient au fil des années un marginal dans les vallées industrialisées, l'idiome maternel n'est bientôt utilisé que pour les insultes ou les expressions qu'on ignore en français local, langue véhiculaire des marchés lorrains ou du monde militaire depuis le dix-huitième siècle. Seuls quelques isolats patoisants subsistent dans leur pays vert : de vigoureux montagnards dialectophones contemplent d'en haut « les pays noirs », comme ils les dénomment par leurs surfaces noircies par le charbon. Mais ils savent qu'ils continuent le mode de vie ancien grâce à leurs femmes : celles qui sont restées auprès d’eux sont l'incarnation des fées, celles qui mettent en relations intimes choses et êtres en appelant la naissance, la vie... et la dernière lueur avant la mort. (Fonds Blaire, 1930)

Convivialité au soleil ?

Au voisinage de la chaume du Capitaine, il y a d'abord ceux qui ont été servis: lavieille femme ridée et surtout la jeune coquette jouent les dames assises.L’homme debout à leurs côtés est-il unvieux galant tenté par la boisson ? Ensuite la servante debout semble figée pour une étrange parodie bourgeoise. Enfin, pour rendre attrayant ce théâtre de plein-air où la verdure souffre des ardeurs du soleil estival, un accordéoniste et un "bel cantor" en espadrille, peut-être italiens, se détournent des premiers spectateurs pour mieux se placer dans le champ de vision du photographe. C’est ce dernier et son appareil qui attirent d'ailleurs tous les regards humains et imposent une immobilité provisoire. En plein soleil, sur la table, trône un litron. Sous la table, un chien assoupi profite de l'ombre. Des pins repiqués depuis une trentaine d'années derrière une borne frontière qui n'a plus d'utilité, l’ébauche d’un hangar dont la fine charpente en bois n’est que partiellement mise en place sur un pan, près de la maison à moitié enterrée soulignent l’arrêt du temps. En pleine canicule s’inscrit sur la pellicule une imitation populaire d'une scène touristique.

La vieille convivialité montagnarde est ailleurs, elle se méfie du soleil, elle préfère les espaces de pénombre : pièces basses et fraîches, poêle-devant ou poêle-derrière des maisons encore dénommé paleou à la belle saison, d’autres endroits aérés et frais, couverts par une douce ombre, près des enclos jardinés, sous les tonnelles, parfois sous quelques arbres séculaires non loin des sources et des ruches ou aux abords des champs. L’échange ne se conçoit pas sans rituel, y compris lors des rencontres furtives sur les chemins : le marcheur le plus jeune salue en premier l’aîné et, s’il capte l’attention, lanceun propos de circonstances. Ne pas saluer ou parfois s’esquiver sans mot dire ou sourire, c’est commettre un acte de dénigrement ou d’irrespect aux conséquences fâcheuses. Le cultivateur arrête sa voiture de bois et laisse reposer ses bœufs en allant dans les petits cabarets nombreux aux lisières des forêts. Lorsque l’éleveur se rend à pied au marché ou en course, il fréquente des estaminetspeu accessibles au bout de passées urbaines. Des couloirs étroits débouchent sur des lieux de convivialité connus d’habitués, inconnus desvisiteurs de passage huppés. Le maître de la mohon, c’est à dire de sa demeure hèle facilement l’enfant qui passe afin de l’envoyer quérir un objet ou mander un service. L’adulte peut lui livrer un message destiné à un autre adulte. A l’occasion d’une visite imprévue en semaine, que de prise de précautions et de réponses niant le dérangement avant de s’installer à table boire un verre ! Pour une invitation dans sa maison, que d’infinies précautions rituelles : le respect des statuts de préséance et la formulation d’invitation digne d’une étiquette rigoureuse. Le simple "Dis-lui qu’il vienne boire un canon quand les ouvrages seront terminés" nécessite d’extraordinaires précautions oratoires pour ne pas vexer et parfois des tours de passe-passe dignes de la haute diplomatie ! C’est dire si saouleries ou débauches programmées sont quasi-inexistantes alors qu’à l’improviste, cachées entre chien et loup, c’est une tout autre histoire... Par miracle, la participation à égalité à un long labeur commun ouvre momentanément toutes les portes du partage et efface la plupart du protocole contraignant. A l'instar de sa culture totalement méconnue aujourd’hui, la convivialité du montagnard était celle d’un pays rude, à la fois impassiblement chtonienne et céleste. Elle est surtout colorée par la piété baroque des femmes et la joie des angelots enfantins jouant les messagers. L'impression de la pellicule photographique est trompeuse car elle nécessite, ici comme ailleurs,trop de lumière. Laissons le ciel glorieux s’illuminer des âmes errantes montant au paradis, restons dans la pénombre et servons-nous nous-même avec parcimonie ! (Fonds Blaire, 1930)

Où est passé le sagard ?

L'équipement industriel est apparu très vite dans les grandes scieries : ici à Saint-Dié une déligneuse électrique de la scierie Rielle qui produiten 1910 des tasseaux. Mais, dans l’ensemble des métiers du bois,les mutations lentes prévalent, les techniques modernes apparaissent progressivement. Les vocables d’autrefois, plus précis, demeurent. Lesagard est un "scieur, responsable d’une scie" : il n'était qu'un modeste tenancier pour le compte d’un propriétaire.

Cet ouvrier traditionnel s'acharne à débiter à façon le nombre de planches demandé et entretient son haut-fer, mu par un mécanisme hydraulique. L’industrie à capitaux lourds basée sur l'emploi du charbon, l’essor du textile et des techniques mécaniquesa porté la croissance économique jusqu’en 1873. Puis les premiers procédés scientifiques, parmi lesquels l’utilisation industrielle de l’électricité, ont pris le relais pendant les convulsions économiques récurrentes à la fin du siècle. Les montagnards ont assisté aux environs de 1850 à la naissance de multiples activités industrielles et l’élargissement des zones noires, desservie par une ligne de chemin de fer, c’est à dire tardivement après 1863 à Saint-Dié, s'est poursuivi même après la Grande Guerre à d'autres vallées épargnées avec - il est vrai - un esprit de conquête bien moindre. Il est entre temps devenu facile de dénigrer l'économie traditionnelle, cette économie à hiérarchie sociale archaïque avec sa croissance lente, besogneuse. Un peu à l’écart, les pays verts qui parvenaient à préserver leur population ont continué un développement modeste et sans tapage, ici en adoptant une turbine, là un procédé ingénieux pour rentrer le fourrage, et presque partout l’électricité après les années vingt. N'est-ce pas la plus modeste agriculture qui apporte veaux, bœufs, volailles, fruits et légumes sur les marchés des petits centres industriels du début du siècle. Les services multiples et intégrésde cette économie nullement autarcique, valorisant l’échange à chaque étape, les boutiques des épiciers, bouchers, merciers, les ateliers de tisserand, du forgeron et du charron, des cordonniers ou des tailleurs ne sontminuscules qu’à l’aune des grands magasins et des usines. La préservation astucieuse des façons traditionnelles après leur adaptation pertinente permet souvent la continuité d’activités, en attendant l'adoption d’autres technologies qualitativement complexes. Dès la fin des années cinquante, en pleine mutation pour imposer le machinisme agricole et viabiliser les zones d’aménagement, il fallait faire disparaître ces résidus montagnards archaïques - dixit un jeune ministre, administrateur technocrate. Après une dévalorisation tous azimuts du savoir-faire muets des anciens, suivie par une cassure pernicieuse de la tradition familiale où le rôle féminin est considérable, la rupture de l'équilibre réjouissait les impétrants des idéologies nationalistes ou socialistes. L’effet souhaité était la conquête d’un monopole sous une forme uniformisée de capital, peu importait le coût. Dans la montagne, appauvrie et dépeuplée par les guerres, puis par la dérégulation des périodes consécutives, l’effet larvé a provoqué un gâchis immense tout autant moralqu'économique. Personne ne s’en est soucié sur le long terme. A la mécanisation a succédé l'intensification ou l’abandon agricole des années 1980. Au retrait mono-industriel, le chaos impuissant ou l’assistanat organisé, qui a nourri un personnel politique et syndical nullement vertueux, profitant à la premier place de la générosité des plans de l’Etat ! A l’effondrement progressif de la conscience communautaire et religieuse, un individualisme pris au mieux comme refuge, devenant au pire mépris hautain et opportunisme chez les plus chanceux ! Pris de court par le tourbillon du déclin qui s’accélèrent, les élites administratives et politiques se soucient du maintien des grands services collectifs, de préférence au frais de l’Etat, mais aussi de rénovation de paysages – à grand frais d’études pseudo-scientifiques - et de protection écologique des espaces - nouvelle idéologie politique exaltant une ligne dirigiste et taxatrice - alors que les rentrées fiscales proviennent évidemment des lieux bâtis et des zones marchandes, où s’installent services ou productions. A quand la prochaine tempête qui surpassera les sept années de production forestière grevées par Lothar en 1999 ? A quand l’inondation catastrophique des grandes vallées, les coulées engendrées par les pluies orageuses ou les glissements de terrains meurtriers en vallées étroites ? Faut-il redouter la canicule qui tarira les sources ou l’incendie qui dévastera les bois jusqu’aux sommets ou s’attendre à un tremblement de terre de surface alors qu’aucune norme n’est conseillée ? Je termine là ma scie ou rengaine grinçante. L’esquisse d’un déclin concrètement local mué en plaies bibliques contraste avec la langue de serpent-bois suave, qui affiche et impose sur place une unique et cruelle interprétation positive, mais mue aussitôt pour quémander les subsides impérieux afin de régir la contrée miséreuse, au plus grand profit caché de quelques dominants cyniques. L’ancien sagard n’est plus là. Lorsque l'électricité parvient dans les dernières vallées encore non industrialisées au cours des années 1920, chacun a trouvé son usage. Les bonnes fées de l’au-delà délaissent les idéologies ! (Fonds Blaire, vers 1910)

 
Le projet « Culture(s) et (&) technique(s) », lancé pour comprendre les mutations sociales vosgiennes, en particulier le long collapsus paysan entre 1880 et 1960 et l’effondrement de l’industrie qui a suivi, avec la perte d’autonomie de ses reliquats, ambitionnait de tisser un linéament entre ces deux terminologies,  perçues souvent comme simples antagonistes, par un lointain héritage humaniste et autoproclamé savant qui imprègne la société dominante. A la première, une supériorité à vrai dire superficielle par une expression efficace et les mains propres, à la seconde, la trivialité du concret et les mains dans la matière vile.
 
La technique, mot hérité de la technê grecque, en passant par le vocable latin technicus, qualifiant le maître d’un art, le spécialiste ou le technicien reconnu, est un art qui s’accomplit au présent pour des besoins triviaux ou spirituels, et dont l’interprétation à finalité esthétique est souvent source d’errements. Pour ne pas laisser une dérive d’interprétation s’installer et ses conséquences néfaste, s'impose une présentation de l'inévitable inclusion de la technique (ou concrètement des diverses techniques) dans les sciences au sens moderne, au contraire à de quelques philosophies modernistes d'inspiration antique, renaissante ou romantique.
                                                                                                   
La culture, interprétée comme un participe futur au nominatif féminin cultura du verbe latin transitif du second groupe cŏlo, cŏlŭī, cultum, cŏlěre au sens de cultiver, soigner, mais aussi habiter, cultiver, pratiquer, entretenir, honorer ou vénérer (au sens religieux d’une activité de zèle et d’ordre typique du paganisme) - indique autant un ensemble de pratiques et de comportements caractérisant un groupe humain qu’une formation de l’esprit, et supporte l’idée d’une projection concrète ou figurée vers une récolte parfois incertaine dont l’acteur principal, le cultivateur, le lecteur, le responsable de collecte ou l’auteur, sont encore le maître, avant le partage ou la dissémination. Mais il est facile de comprendre que l’intitulé cache un autre faux antagonisme décalé vers l’étude des moyens, du type langage et savoirs, langue et science. Le glissement de la technique vers la science est une évidence dans la science moderne, qui a émergé au tournant du XVIe et XVIIe siècle, en se débarrassant du système aristotélicien fondée sur le sens de l’empirisme allié à l’intuition commune, conforté par les résultats apparents d’expériences minutieuses. Galilée réfute les précédentes lois, par exemple sur la chute des graves, grâce au raisonnement logique, mais aussi, à la suite de Kepler, l’observateur inlassable des planètes, il adopte par hypothèse le modèle plus simple de Copernic et par cascades raisonnées, l’applique à la compréhension du cadre local ou visible (1).
 
La précision de la langue par un lexique approprié et une grammaire maîtrisée n’est-elle pas une condition sine qua non pour aborder un thème ou un sujet déterminé ? Avant la parution de l’ouvrage pertinent Langue & science de Yves Quéré et Alain Bentolila (2), nous avons essayé de l’appliquer à la notion d’énergie, si galvaudée et déformée par le discours commun et savant, en particulier lors des interventions du festival de géographie en 2007, où nous avons traité ce thème lors des mini-conférences SPV. L’oubli des savoirs et des outils, des métiers ou des techniques des périodes anciennes conduit à valider et répandre nombre de présupposés de supériorité moderniste, ou la cohorte accrue de dédaignements religieux, littéraires ou d’avis ou topos archaïques, d’autant plus fermement tenus que l’arrogance s’allie à l’ignorance. Les différents traîneaux ou voitures, comme le ché vosgien ou grand char à quatre roues, autrefois mis sur patins pour les pistes verglacés, voire le schnack modèle réduit montagnard issu du Val de Villé, maniable à souhait, traité en octobre 2001 à l’occasion du festival de géographie portant sur l’innovation, étaient des moyens de locomotion multimodaux et souvent polyvalents.
 
Dès que l’historien local définit un point focal - un thème précis - à sa recherche, il s’aperçoit qu’il doit transgresser la contrainte de localisation. Dans un cas de quête d’individuation extrême, la biographie si elle est possible démontre des mobilités imprévues, alors que l’histoire des familles glisse soit vers une lourde généalogie, comportant des lignées descendantes et montantes, qui brise à toutes époques le périmètre géographique initiale, soit vers la prise en compte de vies banales ou extraordinaires, récapitulant des déplacements (pérégrination, pèlerinage, voyage, ambassade, guerre, fuite temporaire, migration…)  parfois lointains. L’accumulation de ces études à l’échelle de cantons, de régions, de territoires  montrent que la société est en recomposition permanente et que le mythe des origines se désintègre.  L’étude d’une communauté villageoise, d’une bourgade, d’une campagne ou d’un milieu de vie caractéristique, comme les différentes vallées de la montagne vosgienne segmentée autrefois en grandes paroisses, se heurte aux mêmes difficultés. Lors des mutations économiques ou politiques, les donneurs d’ordre, les flux d’investissement ou de retrait des seigneurs ou financiers sont externes à la zone étudiée.  C’est le cas pour le textile vosgien au XIXe siècle, ou encore les dominations régaliennes anciennes, poursuivie par le contrôle impérial, assuré longtemps par le siège ducal en partie autonomisé. 
 
Il est manifeste que maints ouvrages d’histoires locales, un peu fourre-tout ou rédigés avec une exaltation de convictions (anti)religieuses, soient plus le témoignage d’une pensée autorisée qu’un apport scientifique. La tradition religieuse immiscée dans l’histoire a longtemps miné le terrain de l’historien amateur. Et il faut combattre les excès de la muséographie ou de la recherche à visée finaliste par falsification ou mélange esthétique, où se sont illustrés quelques personnalités philomates, par ambition de résultats ou par duperie collective, ainsi que les écueils flagrants du folklore par réinvention ardente, sous un angle noir ou optimiste. S’il existe des réinventions ethniques ou de folklores entiers (traditions celtiques), comme il en est de langues (nynorsk, hébreu moderne), il est difficile de persévérer dans la croyance d’une culture populaire.
 
Comprendre l’effondrement d’un monde, la perte des rythmes de vie, la disparition des activités et des modes de vie nécessitent un décentrage de la position d’appartenance à ce monde et un oubli éphémère de la lente déperdition avant la dépossession finale.  La reprise des mots quel que soit l’époque est trompeuse. Ainsi donner la même définition à l’artiste (son statut, son rôle, son autonomie sociale, ses maîtrises techniques…) au cours des différentes périodes (pré)historiques  relève de la déraison d’une histoire de l’art quasi-religieuse, comme le relevait Pierre Bourdieu. Ainsi le paysan dans la perception géopolitique actuelle d’une trilogie « pays, paysage, paysan » n’a plus rien à voir avec le monde paysan de la civilisation de l’attelage ou encore de la première véritable « paysannerie « durant la dernière époque mérovingienne, recevant différentes fractions de droit, sous le contrôle comtal (Annexe).
 
 La langue peut être assimilée à un outillage mental, transportable par l’individu et son groupe tel un ustensile matériel. Or un outillage nécessite un degré de performance nécessaire, en dessous duquel il doit être amélioré ou changé selon les besoins. Si les racines indo-européennes sont des constats linguistiques, elles ne peuvent être en aucune manière être explicitées par des organigrammes en arbres généalogiques, ni justifier par des migrations fantasmées de peuples lointains, toutes les interprétations au-delà des simples mobilités, contact et échanges pratiques des populations devraient être sujette à caution idéologique.
 
Si un dialecte excentré est véritablement une langue singulière selon le linguiste, il n’en demeure pas moins un support culturel pauvre et réduit par rapport à la langue véhiculaire dominante du même groupe, tout en restant un outil linguistique apte aux activités traditionnelles de ces locuteurs. Hors, ne pas prendre en compte la disparition des cultures paysannes aboutit à ne pas saisir la désuétude de ces langues, et à ressusciter le hautain mépris indigéniste ou, a contrario, à produire une survalorisation passéiste.
 
Note 1 : Les expériences de pensée et les raisonnements induits par l’hypothèse globale copernicienne sont bien décrits par Etienne Klein. On peut écouter ou regarder ses diverses conférences ou interventions accessibles sur internet, ou lire ses ouvrages.
 
Note 2 : Un petit ouvrage pour résoudre notre dérivation Langue et science
Alain Bentolila, Yves Quéré, Langue & science, Plon, Paris, 2014, 214 pages avec annexes, Dix choses à dire aux enfants sur la science et Les dix principes de La Main à la pâte.
Voici la rencontre du linguiste Alain Bentolilla, engagé dans la lutte contre l’illettrisme et pour un enseignement efficace et rigoureux de la langue française, et le physicien des solides, Yves Quéré, un des premiers animateurs du pôle d’éducation par la science expérimentale initiée par Georges Charpak et l’académie des sciences, La main à la pâte. Langue et science puisent d’évidence aux mêmes racines, elles se confondent par un outillage conceptuel similaire et rappellent les expériences humaines et leurs confrontations au monde réel ou naturel, à l’image de la découverte par l’enfant curieux et en éveil qui apprend à nommer de manière de plus en plus précise en acquérant du vocabulaire : parler donne du sens au monde, la grammaire porte la pensée des hommes, la création du langage permet d’explorer le monde. La cassure institutionnelle des matières littéraires et scientifiques, au-delà d’une antique division pratique scolaire, est récente, elle est entérinée il y a largement moins de deux siècles. Il est regrettable que l’école républicaine ne permette pas de découvrir la langue par une approche conjointe ou parallèle à la science. Il est vrai qu’elle oublie et a oublié souvent la seconde, ce qui se constate de plus en plus auprès des responsables de l’information et de la gestion de notre pays.
 
 Note 3 : Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les indo-européens ? le mythe d’origine de l’Occident, La librairie du XXIe siècle, Seuil, 742 pages, avec annexes, bibliographie, différents index et tables. Les autres ouvrages de J.-P. Demoule permettent de s’initier à la mutation de l’archéologie française du dernier demi-siècle.
 
ANNEXE
Tentons de comprendre la naissance du monde paysan au VIIe siècle :
La majorité des parcellaires sont probablement déjà formé à la rencontre des temps néolithiques et de l’âge du bronze. Le monde du fer ou gaulois a affiné ce parcellaire, avec des aménagements hydrauliques de grande ampleur à l’époque de la Tène, notamment de vastes prairies d’irrigation, sur d’anciennes pâtures marécageuses saisonnières. Au premier Empire Romain, alors que les échanges entre cités, hégémoniques sur leurs vastes campagnes sont à la base des ressources fiscales, la cadastration en préservant la langue préexistante marque les situations le long des voies ou axes de circulation qui ont, outre des objectifs militaires,  des raisons de contrôle administratives des multiples domaines reconnus.  La cadastration en jugère ou jour de terres cultivées ou aménagées de multiples manières au second Empire Romain, obéit à l’impératif de contrôler les diverses productions, de manière à rendre efficace la fiscalité définie sous Dioclétien. C’est un nouveau dispositif apte à imposer les propriétaires, les maîtres des domaines agricoles ou pastoraux comme ceux de petites parcelles. 
Garant de cet ordre antique, rigoureusement préservés car source de revenus, les comtes, en l’occurrence du Chaumontois pagus calvomontensis, ou leurs assesseurs, bientôt rejoints par les ducs étichonides d’Alsace, supplées ensuite par les comtes de Sundgau et de Nordgau, accordent et généralisent des droits d’assemblées d’hommes libres pour constituer sous leur autorité des bans, réorganisant des institutions communes (marché, foires, régulation des flux de circulation) pour faciliter la perception différée des impôts et taxes régaliens. Les domaines, demeurés sous le régime fiscal antique ou sous un contrôle des fonctionnaires régaliens, ont été mis en dehors de l’inventaire étatique effectué par l’administration, d’où leur qualification de foresta, terme de la fin du VIe siècle signifiant en dehors - fŏrīs - de l’état d’inventaire, de ce qui fixé par statut (stӑtus). Cette restructuration est une réforme royale impliquant une gestion territoriale, elle s’effectue surtout au début du VIIe siècle, basée sur le droit d’assemblée qui reste un droit d’église -ecclesia ou assemblée - sous la stricte surveillance épiscopale. Insidieusement, elle induit des luttes d’influence pour le contrôle des bans et engendre ainsi une décentralisation inédite du pouvoir religieux, avec l’établissement de moutiers ou d’églises monastiques proche du chef-lieu de ban. Ainsi le vieux moutier Déodat rive gauche au-dessus des fontaines du Petit-Saint-Dié, le moutier-sanctuaire de Spin ou Spinule à Saint-Blaise, le moutier-oratoire Gondelbert à La Grande Fosse, Bertrimoutier plus tard connu pour son ossuaire, dominant la grande prairie de la Fave…
L’essor démographique et la prospérité économique continue du VIIe siècle, malgré les épidémies ravageuses, permettent  la consolidation des institutions communes, une fois les rapports de force établis. L’installation de dignes familles chrétiennes pourvues de droits reconnus est le fondement de la paysannerie locale. Mais à peine nées, les communautés paysannes doivent faire aux tourbillons de la guerre civile, suscitée par ces effets des mutations politiques et religieuses. Les armées des évêques et des comtes associés, partisans ou membres d’une dynastie princière, s’affrontent entre elles, écornent sans respect ou font disparaître les diocèses antiques. L’évêque de Metz capte le piémont vosgien de Badonviller à Epinal en passant par Rambervillers, affirme sa tutelle sur le ban de Gondelbert recentré à Senones, alors que l’évêque de Toul s’efforce de reprendre dans le temporel de son vaste diocèse les bans marqués par l’influence directe de ces prédécesseurs, Bonmoutier et Etival, ce dernier centre de ban et moutier ne pouvant dépendre du grand ban de Nossoncourt, en partie décomposé par la présence messine. Ce n’est qu’un membre ou allié des violents vainqueurs pépinnides, plus tard requalifiés en dynastes carolingiens, qui ont resaisi la montagne vosgienne et en partie l’Alemannia à l’influence des Etichonides. Le même long processus violent est précocement à l’œuvre dès 735 en Aquitania, au sud de la Burgundia eten Provincia  si la domination maure n’y constitue un frein. Durant cette guerre civile, les troupes de Charles Martel et de Pépin saccagent bans et moutiers ennemis, y interdisent les réunions d’assemblées locales, les allégeances ou vassalités anciennes. Ils imposent dans des centres neufs leurs administrations militaires ou autoritaires, avec l’installation parfois permanente de religieux bénédictins – vite transformé par nécessité en fonctionnaires collecteurs d’impôts - heureux de chasser les vieux moines traités de quasi-hérétiques, ou moqués en gyrovagues étrangers ou irlandais. Ainsi, à l’époque carolingienne, la place forte de Moyenmoutier s’impose sur Begoncelle, l’actuel hameau de Saint-Blaise, centre de ban déclassé, le monasteriolum Saint Maurice (futur ville haute de Saint-Dié) malgré sa soumission administrative à Moyenmoutier efface provisoirement le moutier du Petit-Saint-Dié qui reste longtemps marqué par le voisinage des cimetières et les tombes vénérés des fondateurs du ban, Neuvillers régit d’autorité les installations de la vallée de la Fave…Si les vainqueurs, partisans des puissants maires du palais d’Austrasie, puis de Francia, essaient d’éliminer ou de rendre caduques les institutions créés, pour assurer un retour à l’ordre étatique et princier, ils ne peuvent que s’appuyer sur un réseau de monastères bénédictins, qu’ils contribuent à développer à des fins d’intermédiaires de gestion fiscale et administrative. Restent les populations privées de droits ou remises au servage, et l’adaptation différente des moines percepteurs et enregistreurs face au milieu paysan, qui choisit de résister passivement en communautés fermés. Là où les moines bénédictins ont voulu rénover et diriger avec l’appui des rares garnisons militaires, ils ont échoués lamentablement à moins de recoloniser la contrée par la coercition, là où ils ont toléré le tissus et les coutumes existantes, puis re-concédés de manière pratique et tacite les droits de ban, les populations paysannes certes dominées, mais exemptées des mesures les plus répressives, ont repris librement une gestion commune en admettant de facto l’autorité co-seigneuriale du centre bénédictin, qui devait les protéger autant des pillages étrangers que de l’avidité des princes, véritables souverains. Les pillages puis l’installation saisonnière des troupes hongroises dans la première moitié du Xe siècle ont autant ruiné les riches monastères, que briser leur réputation seigneuriale. C’est pourquoi l’abbaye de Senones aurait été ruiné et abandonné plusieurs décennies, et l’abbaye de Moyenmoutier a été purgée de fonds en comble et refondée avec des moines noirs de Gorze vers 960 par le prince avoué Fredericus, le premier duc de Haute Lotharingie, appartenant à la maison d’Ardennes.  
 Si le servage peut exister au sein des différents domaines, l’esclavage se limite au trafic marchand ou aux domaines légaux de la foresta à gestion antique. En moins de deux siècles, de 650 à 820, le décalage est tel que la foresta est un maillage de terres largement dominées économiquement par les acteurs des bans, un espace pauvre, démuni, de moins en moins peuplé. Les souverains carolingiens codifient au début du IXe siècle d’éphémères droits d’assemblées car ils veulent préserver ces espaces humains oubliés pour jouir en premier chef des loisirs que constitue la randonnée à cheval et la chasse au gibier noble. Si des vastes domaines forestiers restent placé sous la dépendance du palais impérial - c’est l’origine du Palatinat, la bien nommée forêt du palais ou palatina forestis sylva qui pouvait englober des forêts ardennaises, mosanes, mosellanes, vosgiennes…-, la foresta assimilée par les bans disparaît vers le XIe, sauf l’espace forestier proprement dit, incluant la forêt domaniale, les chaumes et leurs répandises, les lacs et milieux incultes marécageux ou tourbeux, les lits des rivières toujours sous fiscalité régalienne. L’esclavage en sa composante antique s’évanouit à la même période.